Une vie à l'Arsenal

  J'ai rendez-vous avec Madame Yvette Le Picard, dans son modeste appartement HLM à Saint Pierre, à Brest, quartier où elle est née et a toujours habité. C'est une dame de 83 ans qui a fait toute sa carrière dans l'atelier du Maître Tailleur. Au fil de notre discussion, toute une vie se déroule.

  Lorsque la guerre éclate, elle a 9 ans. Elle fréquente une école de jeune fille à Saint Pierre tenue par des religieuses où elle apprend la couture. Mais avec l'occupation allemande les cours sont souvent interrompus. En 1948, à 16 ans, orpheline de père et de mère et sans certificat d'étude, sa tante l'inscrit au recrutement de l'atelier du Maître Tailleur au commissariat de la Marine qui se trouvait à la place de l'hôpital Morvan.

  Prioritaire, car son père avait été ouvrier à l'Arsenal, elle commence à travailler à domicile en 1948. Une fois par semaine elle se rend à l'atelier qui se situait dans deux baraques -plus un atelier de coupe, près de la porte Tourville pour prendre le travail et ramener, les pièces terminées. Le sac de toile noire ou grise fermé par des épingles est lourd à porter. La route est longue car le pont de Recouvrance n'est encore pas reconstruit et qu'il faut traverser le pont de l'Harteloire ou alors la porte Jean Bart et traverser le petit pont Gueydon suivant la marée. En revenant le bus était tellement bondé qu'on n'était pas sûrs d'arriver en haut!


1959, les premiers temps à l'atelier de la grande rivière, Annick et Monique à la pause déjeuner.






  La quantité de travail, payé à la pièce est inégale. En grande partie, il se constituait de vareuses de toile avec un col châle sur lesquelles ont rajoutait un col bleu. Il y avait des pièces qui ne payaient pas comme les pantalons de toile blanche qu'il fallait surfiler à la main car elle ne possédait qu'une machine Singer toute simple, qui avait appartenu à sa mère. Il y avait aussi des jugulaires où il fallait poser les boutons, des sacs de marins en grosse toile et des pantalons en toile cirée pas facile à coudre. Elle ne souvient plus du salaire mais c'était juste pour manger. Travailler à la maison était pratique car elle habitait avec ses frères célibataires et pouvait s'occuper des tâches ménagères. C'était dur, la maison n'avait pas l'eau courante, il fallait aller à la pompe. Le style avant-guerre!

  Yvette fait trois ans et trois mois à domicile, puis on lui propose d'intégrer l'atelier avec trois autres femmes en majorité veuves. Elle accepte car un de ses frère vient de se marier et ce n'est plus pareil à la maison avec l'arrivée de sa belle-sœur.

  Elle fait des pavillons et des bonnets, payés à l'heure. Sur les bulletins de salaire il était écrit PIC MEC. Pour les bonnets il n'y avait pas encore de renfort en plastique, c'était de la grosse toile qui esquintait les mains. En 1952, elle commence à travailler à la chaine car elle savait tout faire sans les avantages des roulantes. Elle apprécie la fabrication des bonnets parce qu' elle n'est pas toujours dans la même position et l'équipe est peu nombreuse. Il y a une bonne ambiance. Elle signe ses bonnets avec son numéro de marron n°76 à l'endroit où vient aussi s'inscrire le matricule du marin.

  Monsieur Breton le Maître Tailleur de l'époque est mort de la tuberculose. Tout l'atelier avait été obligé de passer un contrôle. C'était une maladie qu'on arrivait pas à soigner. Son plus jeune frère en est mort en 1957. C'est François Morvan, Maître Tailleur de Lorient qui assure alors l'intérim. Puis il vint en poste définitivement à Brest. A sa retraite c'est son fils, Joseph qui prend la succession. En 1961 ou 1962, l'atelier déménage dans le bâtiment où il se trouve encore actuellement près de la porte de la Grande Rivière. Mais les cadences se durcissent, la Marine impose un chronométrage pour chaque tâche ce qui entraine du stress et des problèmes de santé chez les ouvrières. Elle commence a avoir des problèmes de dos et de fatigue nerveuse, à cause de ce rendement imposé. Ne pas faire son paquet était prendre le risque de se voir supprimer la prime car le salaire de base n'était pas suffisant. Ses collègues venaient parfois de loin et avaient toutes une deuxième journée de travail qui commençait en rentrant à la maison.


Vue de l'Atelier du Maître Tailleur 1960


  A Brest on fabriquait essentiellement les vêtements de drap, à Toulon les chemises coloniales blanches ou beiges. Mais, elle se souvient en avoir cousu à domicile. Il fallait coudre les décorations à la main, sans guide avec une longueur de "liette" comme les ancres rouges sur les cabans ou vareuses. Yvette confie que le travail n'était pas toujours parfait mais les marins ne se plaignaient pas. Maintenant ils ne portent plus l'uniforme en ville. Lorsqu'ils passaient le pont, leurs bonnets s'envolaient et ils leur en fallait des nouveaux!

  Le rapport avec les représentantes du personnel essentiellement de la CFDT car la seule personne qui appartenait à FO a arrêté assez vite, était compliqués. Personne ne savait vraiment ce qu'il se tramait entre elles, le patron et la Marine. Elle se souvient d'une grève pour obtenir trois jours supplémentaires de congés d’ancienneté, congés qu'elle a obtenus dans leur totalité avec une réflexion du patron : "Vous avez autant de congés que les fonctionnaires!"A quoi elle a répondu : "Les fonctionnaires seraient en grève en permanence s'ils avaient les mêmes congés que nous!".

Vue de l'Atelier du Maître Tailleur 1960




  Après 38 ans d'ancienneté en 1990, Yvette prend sa retraite, ainsi qu'une collègue, par dérogation car elle n'a pas l'âge. Elles organisent un apéritif au Foyer du Marin en prenant un jour de congé, sans demander la médaille du travail en or car il faut la payer. Elle se souvient que certaines l'ont reçue, c'est le patron qui l'accrochait sur la blouse et elles organisaient un apéro dans un jardin à Recouvrance.


Chez une catherinette, Monique, MC et Annick

  Yvette a aimé son métier car elle n'avait rien appris d'autre. Elle se souvient  des bons moments comme la fête de la Sainte Catherine. Les déléguées du personnel et chefs d'équipes fabriquaient les chapeaux de "catherinettes" et décoraient une salle au Foyer du Marin avec beaucoup de goût. A midi le personnel arrêtait le travail pour y aller manger et danser. Le patron coiffait la ou les "catherinettes".

  Elle aime la mode et coud un peu pour elle. A l'atelier, on échangeait les modèles. A l'heure de midi, elles grignotaient sur leur temps de pause pour surfiler en douce et manger à leur poste car il n'y avait pas de salle de repos et c'était interdit. Le restaurant de l'Arsenal n'était pas très bon et surtout servait des repas beaucoup trop lourds. Le patron s'en doutait : "Il ne manque plus que la bouteille de rouge du case-croûte du maçon". Il fermait les yeux. Elles aimaient transgresser cette règle pour avoir un temps à elles! Elles s'organisaient pour acheter des gâteaux et les manger avec un café bien fort. Une fois, alors que le patron passe dans les allées, une collègue qui n'avait pas fini son café, le planque dans son tiroir! Mais il se renverse et coule encore chaud sur ses genoux. Elle n'a osé pas bouger jusqu'à que le patron reparte.

Elle sait que l'avenir de l'atelier est en sursit que toutes celles qui sont encore n'auront pas l'âge de la retraite.

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